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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Benjamin DENIS – Le chant du recycleur

Denis

Englobé par la ville, le village de Munirka est un îlot chaotique d’habitations encastrées les unes dans les autres et coincées entre deux larges avenues du Sud de Delhi. Un antique village qui a vu ses maisonnettes s’élever avec le nombre de ses habitants, mais qui a conservé ses venelles au tracé étourdissant…

Desservir les besoins de cette petite communauté qui a grandi trop vite, à travers des rues d’un mètre cinquante de large, parfois moins, est un défi quotidien. Tous les jours, les habitants du village concilient donc l’inconciliable, avec une créativité qui pourrait (pourquoi pas ?) inspirer bien des sociétés. L’histoire du chant du recycleur en est l’illustration.

Les rayons du soleil commencent à peine à s’égarer dans la foule des toits et des terrasses du village. Vaches et chiens errants s’ébrouent dans les rues. Un brouhaha persistant rappelle pourtant qu’alentours, la capitale de l’Union Indienne ne s’est pas endormie. Delhi, le « Refuge du monde », est aujourd’hui la deuxième ville la plus polluée du globe , où plus de 800 émigrés des campagnes s’installent chaque jour sous les ponts et dans des campements insalubres. Les deux cent vingt millions de litres d’eaux usées qu’elle produit quotidiennement se déversent dans la rivière Yamuna tandis que ses rues charrient en permanence une prodigieuse variété de véhicules. Même en pleine nuit, le voyageur qui cherche à entrer dans la ville est accueilli par un embouteillage de camions fumants et bariolés !
« Khaaaabare »

A Munirka, l’aube s’annonce paisiblement. L’heure pour les hommes d’aller vers leur puja matinal, les reins ceints d’un pagne. Pour une des toutes premières fois, je m’étire en me dirigeant vers la cuisine de mon nouveau logement. Cela implique déjà de saluer mes voisins : la distance entre nos balcons est symbolique, juste de quoi ne pas transformer la ruelle, passant un étage plus bas, en un tunnel complet. De cette poussiéreuse galerie jaillit un cri, long, geignard et mystérieux… Il est si nasalisé qu’il semble n’être qu’une plainte entre deux sanglots. « Khabaré ! Khabarébaré ! » Ou plutôt :« KHAAABAREEEEEEEEE !KHAAABAREBAREEEEEE ! »

Un jeune homme fluet pousse un vélo muni de deux sacoches. Le nez en l’air, il évoque un vendeur de journaux de Saint Germain des Près dans un pied de boue. A nouveau sa voix résonne avec une intensité surprenante au-dessus du vacarme.

« KHAAAABARE WALAAA, PAPER WALAAAAA ! »

Le timbre est cette fois-ci plus guilleret, mais les intentions du cycliste toujours aussi peu claires. Ne parle-t-il pas de papier ? Ou bien est-ce un mot d’hindi ? Il pourrait être colporteur, mais alors où cache-t-il sa marchandise ? Glass and paper m’annonce, solennel, le patron de la boutique du rez-de-chaussée. But cheap. Et je vois en effet une voisine descendre ses escaliers pour troquer bouteilles vides et journaux de la veille contre quelques piécettes. L’activité de ce ténor-chiffonnier est intrigante et je me décide à suivre un peu le curieux personnage.

Nattes de fils électriques et canalisations sortant de terre, notre quartier s’étend à la manière du banian, figuier indien lançant majestueusement ses racines au hasard. Les Jats, qui sont majoritaires dans le village, ont construit leur identité ethnique en défiant l’Empereur Moghol Aurangzeb . Défier un bâtisseur de jardins aux symétries parfaites, un souverain de logique et d’ordre, c’est ce que semblent aujourd’hui encore faire les ruelles de Munirka. Elles sont aussi animées des marchandages et des fanfares de mariage en temps auspicieux que la cour d’Aurangzeb devait être morne, après qu’il eut décidé d’interdire la musique et de congédier les danseuses. Le collecteur de bouteilles travaille a cappella mais ne fléchit pas. Il semble avoir développé une technique pour faire porter sa voix sans trop d’effort, en la faisant résonner dans sa gorge et son nez. Et là entre le bourdonnement des scooters et les cris des vendeurs chassant les vaches trop curieuses, il s’attire effectivement un public : ses sacoches se remplissent. Notre lente progression dure suffisamment de temps et de tournants pour que je sois totalement perdu, quand le jeune homme stoppe enfin sa marche. Ici se dresse une balance de deux mètres de haut, sur laquelle il jette sa marchandise. Le gardien des lieux lui rachète le tout à l’aide de petites coupures jaunies et ajoute les sacs à son stock.
Chiffons dorés

Avec quelques mots d’hindi et des mimes qui font sourire les passants, j’engage la conversation avec mon chanteur-recycleur. Les bouteilles et les journaux sont bien réutilisés dans des usines. Du tri sélectif en fait ! Comprenant que j’habite le hameau, il m’explique qu’il peut aussi s’arranger pour me débarrasser de mes autres déchets domestiques. Plastique et sacs poubelles, ce n’est pas son domaine, mais il a ses contacts. Il accepte même de me guider vers le centre de recyclage de ces autres produits. Nous débouchons quelques minutes plus tard sur la petite place qui se trouve sur le chemin de l’université. Là résident en vrac la tombe d’un saint soufi , une carcasse de voiture et un blanchisseur traditionnel. La tombe, peinte de vert et de blanc, est régulièrement couverte de petits chiffons dorés. Chacun porte un vœu : ils sont souvent noués au cénotaphe par des voisins hindous qui se fient à la réputation de cet illustre ancêtre, car en matière de pouvoirs ésotériques, peu importe l’obédience, seul compte le résultat. A gauche du petit monument, une Ambassador calcinée aux formes de taxi londonien, et qui a tout l’air d’un avertissement à l’entrée des tortueux passages de Murnirka : A partir d’ici, voitures proscrites ! Plus à gauche enfin est installée la tente du dhobi , c’est-à-dire quatre piquets couverts d’une toile et un fer à repasser bourré de braises. Ce commerce est tenu par un flegmatique Jat qui ne parait pas disposé à faire plus que noter le nom du propriétaire des vêtements qui lui sont déposés, mais qui les rend pourtant miraculeusement propres après quelques temps.

Mon compagnon s’est déjà faufilé derrière la vache qui garde l’entrée du petit parc voisin et s’amuse de me voir hésiter face aux cornes du placide animal. Je comprends qu’il se propose d’envoyer mes détritus rejoindre ceux qui jonchent le sol du terrain vague derrière les jeux pour enfants. Décevant pour un chantre de la recup’ ! Une observation plus attentive de la faune qui peuple l’endroit révèle cependant l’existence d’un véritable écosystème du recyclage. Les vaches d’abord –on a vite fait de surnommer ce terrain vague le « Parking A Vaches »- font une première sélection. De leurs museaux humides elles extraient habilement le papier et les épluchures de légumes des sacs pour aller les mâchonner sous un arbre. Un peu plus loin œuvrent les cochons, des noirauds sauvages mais civils que leurs petits suivent en rangs serrés. Pas de prédateurs en vue pour eux hormis les gamins qui les chassent à coup de pierres ; ils achèvent de faire disparaître tout ce qui peut rester d’organique dans le tas d’immondices. Seul le plastique a résisté à ce tamisage. Une aubaine pour les collecteurs de … plastique justement, une autre catégorie de ces professionnels du recyclage qui trouve ici son travail « prémâché ». Ceux-là agissent par brigade : à l’improviste apparaît un de ces camions Tata déjà remplis de bouteilles vides. Couvert de couleurs vives et de messages encourageants (Blow your horn please), il avance en rugissant, comme ses semblables qui vous enseignent la patience des routes sinueuses du Cachemire jusqu’aux lointaines côtes du Kerala. Et sa contenance quasi infinie permet de vider pour un temps notre amas de déchets.
Souvenirs

C’est alors que Munirka est la plus bucolique. Accolé à son petit parc, avec ses grands pères qui installent leurs lits de corde sur la rue pour pouvoir se parler à l’aise et des gosses hilares qui se surprennent avec des pétards plus gros que leur bras, ce petit village est un merveilleux labyrinthe où la métropole prend un visage plus humain. Les petits cigares indiens du vendeur de thé embaument l’air autour de son stand, faisant concurrence à l’odeur âpre du houka et aux boules d’encens que le commerçant voisin dépose sur son petit autel dédié à la déesse Lakshmi. Loin des embouteillages et des flopées de mendiants, on parle du temps où le village produisait les meilleurs nageurs du pays. Dans le bassin creusé par le saint Baba Gangnath d’Ayodhya, la famille Tokas entraînait des champions, et la prophétie se réalisa jusqu’à ce que le réservoir s’assèche. Le plus âgé des frères Tokas s’y assoit souvent, les pieds battant la mesure, comme barbotant dans les eaux de ses souvenirs. Là, autour des petits foyers de terre sur lesquels cuisent des galettes, Delhi reprend son souffle. La grande clameur s’arrête enfin dans les rayons mordorés de cette fin de journée, et la ville huit fois détruite, toujours en construction, offre finalement au voyageur le temps d’un soupir qui annonce un départ prochain.